Euro Détachement

 
Détachement des travailleurs :
Le point de vue des EXPERTS

Problèmes d'application de la réglementation et défis
- Jan Cremers, expert CL

 

Le détachement des travailleurs dans le cadre d'une prestation de services n'est pas un phénomène nouveau. La décision de sous-traiter à d'autres entreprises peut être motivée par la recherche d'expertise et de savoir-faire en dehors de la principale activité de la société, la pénurie de main d'œuvre, la recherche d'efficacité, une division du travail qui s'est traditionnellement développée avec des partenaires sur la base d'une confiance mutuelle, les opérations de routine ou des motifs historiques. Dans l'une des premières évaluations portant sur la mise en œuvre de la Directive "Détachement" , une équipe de l'Institut de recherche sur les conditions de travail dans la construction (CLR) a réalisé en 2003 un examen du contexte juridique et du fonctionnement pratique de la Directive dans le cadre de la libre prestation de services. Les constatations se sont articulées autour des caractéristiques clés du détachement :
  1. Un contrat de travail direct est conclu dans le pays d'origine et la relation d'emploi est maintenue.
    Les États membres n'avaient pas tous directement transposé la notion de "maintien d'une relation de travail" dans le droit national et une zone d'ombre subsistait autour des travailleurs économiquement dépendants. Le fait que, en vertu des règles applicables à la coordination des systèmes de sécurité sociale, le pouvoir de décision consistant à déterminer si une personne est indépendante ou salariée revienne à l'état détachant le salarié, alors que, dans la Directive "Détachement", il s'agit de l'état accueillant le salarié détaché, est source de malentendus et induit un manque de clarté. La vérification de l'application effective des réglementations sur le travail a été et reste une tâche ardue.
  2. La société d'envoi doit être une véritable entreprise qui mène normalement ses activités dans le pays d'origine (et qui exécute temporairement des services à l'étranger sur la base d'un contrat commercial).
    Il s'avérait très difficile de vérifier si l'entreprise dans le pays d'origine était une véritable entreprise poursuivant des opérations économiques de façon régulière. Les pays hôtes devaient entièrement se fier aux informations du pays d'origine ; et il manquait dès lors deux aspects cruciaux : la coopération et l'échange mutuel.
  3. Le détachement est temporaire et le travailleur détaché reste subordonné à la société d'envoi tout en réalisant un travail lié au contrat commercial conclu entre la société d'envoi et l'entreprise utilisatrice.
    Le détachement est temporaire et les travailleurs ne recherchent pas un accès permanent. En pratique, la plupart des États membres ont appliqué des périodes de détachement qui sont utilisées dans les réglementations sur la coordination des systèmes de sécurité sociale. Mais il n'était pas facile de contrôler dans le pays hôte si le détachement était simplement une offre de main d'œuvre ou en réalité un contrat de service.

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Les recherches du CLR menées en 2003 ont révélé que les mesures prises par les États membres pour assurer le respect des règles sur le détachement n'étaient pas très bien développées. Les bureaux de liaison et les institutions responsables dans les États membres souffraient d'un manque de personnel et ne disposaient pas des informations suffisantes pour donner un réel contenu aux règles sur le détachement. Il a été recommandé de lancer des campagnes de sensibilisation, en organisant par exemple des séminaires dans le cadre desquels les collaborateurs des organes compétents se rencontrent et échangent des expériences.
Sur la base de ces recherches, les fédérations européennes, partenaires sociaux dans le domaine de la construction (la FIEC et la EFBWW), ont formulé une déclaration commune et ont pointé plusieurs problèmes fondamentaux. Les partenaires ont noté que la zone d'ombre autour du travail économiquement dépendant était (et reste) un problème croissant dans le secteur. L'application de la législation de mise en œuvre de la Directive serait facilitée si une définition précise était donnée aux "salariés" et aux "indépendants" dans le droit national. En outre, il est important de pouvoir vérifier, en droit et en pratique, si un travailleur est dûment détaché et relève du champ d'application de la Directive ; et il est également essentiel d'examiner la question de la responsabilité dans les cas de faux emploi indépendant et/ou de faux détachement. Sans cela, quelle que soit la réglementation apparente des droits des travailleurs détachés, une application est peu probable dans la pratique.
La FIEC et la EFBWW ont recommandé la mise en œuvre d'une disposition visant à définir qui est considéré comme le réel employeur et dès lors qui peut être tenu responsable dans les cas de faux détachement par des sociétés-écrans ou de faux emploi d'indépendant. Les partenaires sociaux dans le secteur de la construction ont également fait référence au caractère souhaitable de la "transparence" et de l' "accessibilité" des informations nécessaires sur les conditions de travail applicables pour une bonne mise en œuvre de la Directive. Pour l'industrie de la construction, la création d'un portail européen avec des liens vers des sites web nationaux et/ou des bases de données a été suggérée (et dans le même temps concrétisée : www.posting-workers.eu). La déclaration commune des partenaires sociaux faisait remarquer qu'il était indispensable d'améliorer le respect de la Directive, notamment la coordination administrative. Alors que la notification de la prestation de services est un instrument utile pour appliquer la Directive, les inspecteurs du travail et des affaires sociales devaient être pleinement autorisés à contrôler et examiner si les conditions de travail des travailleurs détachés étaient respectées. Les prestataires de services contrevenants - qui abusent du détachement pour fausser le marché de la construction et créer du dumping social – exploitent les frontières nationales des administrations afin d'éviter d'être pris et sanctionnés. Une exécution plus efficace des sanctions dans des situations transfrontières doit être garantie et les inspecteurs nationaux du travail et des affaires sociales doivent intensifier leur coopération.
En 2010, une équipe d'experts du CLR a réexaminé, sur la base de douze cas nationaux, le fonctionnement des principes formulés dans la Directive "Détachement". L'accent était porté sur les disparités sociales et économiques entre les droits légaux ou conventionnels formels et les salaires et rémunérations réels, le temps de travail, les conditions de vie ainsi que la santé et la sécurité. Deux méthodes fondamentales ont été appliquées : l'établissement de faits basé sur les sources nationales disponibles, sur les données et statistiques relatives au contrôle et cas importants, sur les meilleures pratiques et l'utilisation d'une liste indicative des éléments de recherche sur la conformité et les expériences afférentes à la surveillance, à la mise en œuvre et à l'application de sanctions. Les experts se sont concentrés sur les preuves liées à la conformité et sont parvenus à établir des rapports sur les faits disponibles dans le domaine du contrôle. Un aspect logique de l'enquête nationale consistait à utiliser des informations provenant des bureaux de liaison et des autorités responsables de la surveillance des modalités et conditions de travail. Le rapport final, une présentation générale du détachement effectif en théorie et en pratique, était articulé autour de trois axes importants : les résultats du travail préparatoire, une synthèse des recherches et des résumés des rapports nationaux.

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Par comparaison avec l'évaluation des études de 2003, une plus grande divergence en termes de transposition et d'application effective a été constatée. Au moment où la Directive a été conclue au début des années 90, il était impossible de prévoir les conséquences de l'élargissement de 2004, avec une proportion élevée d'États n'offrant aucun engagement en faveur de la convention collective comme moyen de réglementation des normes de travail. Un second développement a été l'extension et l'intensification du travail des agences, de la sous-traitance et de l'externalisation dans de nombreux segments du marché du travail. Les deux développements ont eu un impact significatif sur la façon dont le détachement est effectivement organisé en pratique. Aujourd'hui, l'utilisation du mécanisme de détachement s'étend du partenariat de longue date normal et honnête entre les partenaires contractants aux pratiques de fausses sociétés-écrans en matière de recrutement de main d'œuvre uniquement. Dans le rapport du CLR de 2011, quatre applications du recrutement transfrontalier lié au détachement ont été distinguées.
  1. Détachement normal

    avec des sous-traitants spécialisés fournissant des services temporaires dans un autre État membre de l'UE avec des travailleurs compétents ou des effectifs qualifiés bien payés appartenant à la main d'œuvre de base des sociétés d'envoi
     
  2. Détachement légal

    sous la forme d'un contrat de sous-traitance de main d'œuvre uniquement où le calcul consiste à déterminer s'il vaut mieux embaucher une main d'œuvre nationale ou aller chercher une main d'œuvre à l'étranger au titre de la "libre prestation de services". D'après le raisonnement suivi, un prestataire proposant des travailleurs provenant d'un pays où les charges sociales sont faibles est moins cher qu'un prestataire national. Le caractère légal du détachement peut être remis en cause si des éléments comme les longues heures de travail et les mauvaises conditions de vie et de travail entrent en ligne de compte
     
  3. Pratiques douteuses de détachement "légal"

    où la main d'œuvre recrutée qui est légalement détachée est confrontée à des déductions au titre des coûts administratifs, du logement et du transport et des taxes ainsi qu'au remboursement obligatoire (après le retour au pays d'origine) des paiements salariaux (minimum). Ces pratiques constituent une infraction claire à la Directive "Détachement".
     
  4. Enfin, différents types de "faux" détachement :

    la copie et la distribution à toute une équipe de travail de formulaires E 101/A1 falsifiés, le recrutement de travailleurs détachés qui étaient déjà dans le pays hôte, la transformation de travailleurs en faux indépendants, le recrutement via des sociétés-écrans et des factures non vérifiables pour la prestation de services.
     
Le recours au détachement dans des segments à forte main d'œuvre du marché du travail n'aboutit pas nécessairement à une détérioration des conditions de travail mais cela a ouvert la voie à de nouvelles formes de recrutement non prévues par les législateurs. Le problème se pose dès que la sous-traitance transfrontalière de main d'œuvre uniquement est présentée comme une prestation de services. C'est notamment le cas lorsque les sociétés transfèrent le recrutement de main d'œuvre à de petits sous-traitants, ce qui aboutit au recours à des agences, à des rabatteurs de main d'œuvre et à d'autres intermédiaires. Ces agences deviennent le lien entre le travailleur et l'entreprise utilisatrice ou le sous-traitant spécialisé. La distorsion du marché du travail est potentiellement importante car la minimisation des coûts de main d'œuvre pourra se révéler très intéressante du fait de l'apport d'un élément non documenté sur une partie du travail officiel. Le détachement, à son niveau plus bas, concerne alors une offre de main d'œuvre illégale via des agents ou des rabatteurs de main d'œuvre. Des groupes de travailleurs sont recrutés via des sociétés écrans, des annonces et des réseaux informels. Le détachement devient donc l'une des voies pour l'offre transfrontalière de main d'œuvre peu onéreuse sur le marché unique sans référence au libre mouvement des travailleurs et aux droits qui peuvent dériver du droit européen relativement à la migration de main d'œuvre véritable.
Sur la base des recherches du CLR, il peut être conclu que la surveillance des règles de détachement est difficile et entravée par les limitations de la Cour de justice européenne, que les sanctions pour manquement ne sont pas assez lourdes, que les amendes sont faibles dans un contexte territorial et que, dans la plupart des pays, il n'y a pas d'instruments d'application spécifiques au détachement. Un examen précis du phénomène amène à conclure qu'une concentration des travailleurs détachés dans les échelons plus bas des marchés du travail et dans des régions, segments et secteurs spécifiques implique des risques sérieux (altération de la concurrence, érosion des droits des travailleurs et non-respect des règles obligatoires). Les conditions de travail - les salaires en particulier - proposées aux travailleurs détachés, si elles ne sont pas soumises à une surveillance et une application appropriées, pourront nuire aux conditions minimales établies en droit ou négociées en vertu de conventions collectives généralement applicables.
Il existe des preuves montrant que la fin des règles de transition sur l'accès au marché du travail pour les citoyens de l'UE8 a abouti à une substitution significative de faux détachements par le recrutement individuel direct d'agences de travail temporaire. Comme ils n'ont plus besoin de permis de travail, les travailleurs arrivent par le biais de formes de travail plus directes, comme les travailleurs intérimaires ou les indépendants. Dès lors, outre l'utilisation (abusive) des règles de détachement, le travail des agences transfrontalières et la prestation de services par des (prétendus) indépendants peuvent constituer des méthodes visant à contourner les droits basés sur la migration de la main d'œuvre. Dans ces cas de figure, les règles de détachement ont été utilisées comme méthode de transition et voie de recrutement de travailleurs intérimaires provenant des pays de l'UE8 passant par le contournement des restrictions applicables au marché du travail avec une main d'œuvre invisible sur les lieux et un règlement par le biais d'une facture du prestataire de services au principal contractant ou au client. La CE a admis que, si cet écart se produit à grande échelle, ceci risque de nuire à l'organisation et au fonctionnement des marchés du travail locaux.

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Le projet Détachement des travailleurs – Amélioration de la collaboration entre les organismes publics et les partenaires sociaux, mené entre juillet 2012 et l'été 2013, a fourni de nouveaux éléments d'analyse et la conformation de l'existence d'un certain nombre de problèmes qui avaient déjà été identifiés, en partie dans la documentation CLR correspondante.
La phase préparatoire a fait ressortir la nécessité d'une meilleure coopération entre les différents partenaires (organismes publics et autorités compétentes, partenaires sociaux) pendant tout le processus: avant le début de la prestation de service transfrontalière avec les travailleurs détachés et pendant le séjour du travailleur dans le pays hôte (et, en cas de violation, même après le terme de la prestation de services). Le projet a mené à la formulation de champs d'actions qui s'inscrivent (dans une certaine mesure) dans une chaîne d'activités, dans le cadre de partenariats communs et de modèles de coopération.
Les traités européens établissent le droit des travailleurs européens de travailler et de résider dans les pays de l'Union et de bénéficier d'une égalité de traitement. Or, bien que les travailleurs détachés ne soient pas censés chercher du travail sur le marché de l'emploi du pays hôte, les principes relatifs au détachement des travailleurs contenus dans la Directive UE sur le Détachement des Travailleurs peuvent être considérés comme une tentative de garantir aux travailleurs détachés les droits établis par les traités européens. Nous avons déjà noté que le point de départ du législateur, dans le domaine du détachement des travailleurs, a été le maintien du lien avec la sécurité sociale de base dans le pays de résidence habituel et le respect par l'employeur qui fournit des services en détachant (temporairement) des travailleurs dans d'autres pays membres de l'UE de la plupart des normes en matière de travail applicables dans le pays hôte. Ceci présuppose l'existence de bases de données fiables (entre autres, pour vérifier la conformité aux normes de sécurité sociale et trouver les informations nécessaires concernant les normes en matière de travail) et la mise en place d'institutions chargées de fournir des informations, prévenir les fraudes et surveiller la régularité.
Le projet a confirmé l'idée selon laquelle le détachement des travailleurs à l'étranger est souvent utilisé de manière frauduleuse pour contourner les normes applicables au niveau national en matière de paie, conditions de travail et sécurité sociale dans le pays de résidence. Voici quelques formes de contournement:
  • Le recrutement transfrontalier par l'intermédiaire d'agences (de travail temporaire).
  • Simulation de travail indépendant lorsque la différence entre un contrat de sous-traitance (de prestation de services) et un contrat de travail salarié est floue.
  • Faux détachement lorsque les contrôles sont facilement contournables ou ne sont pas suffisants.
  • Transfert à d'autres secteurs (régime shopping).
  • Manipulation entre libre établissement ("boîtes à lettres") et pays de résidence.
  • Bénéfice abusif des droits garantis par les règles en matière de détachement (temps de travail, salaire minimum garanti, avancement non conforme au niveau de compétences, déductions injustifiées).
Le contrôle de la légalité du détachement et la collecte des preuves et des documents justificatifs à l'appui sont entravés par un mauvais enregistrement et le manque des compétences requises dans le pays hôte. Il ne faut pas oublier que les participants au projet sont parvenus plusieurs fois à la conclusion, en constatant des irrégularités, que l'accumulation des violations et des contournements de la législation sont la règle plutôt que l'exception. Ceci pose la question de savoir qui est compétent en matière de contrôle global de la conformité. Il est impossible de trouver une solution adéquate tant que l'enregistrement et la notification dans le pays hôte seront considérés comme une charge administrative et non pas comme un outil essentiel de contrôle de la conformité.

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Le projet INTEFP a généré d'importants résultats en termes de fourniture des informations, au niveau sectoriel, national et européen dans son ensemble. Les points forts et les points faibles de la circulation du flux d'informations ont fait l'objet d'une discussion (facilité d'accès, maintien de la fiabilité et mise à jour des informations, problèmes de nature linguistique et terminologique). Etant donné que les informations proviennent obligatoirement de plusieurs autorités et acteurs compétent(e)s, une plus grande coordination dans ce domaine est absolument nécessaire. Au niveau européen, nous avons acquis des expériences très significatives grâce au site web /à la base de données élaborée par les partenaires européens, actuellement en cours de construction. Il vaut la peine de considérer de quelle manière ces expériences peuvent être reliées à une initiative mise en place par d'autres partenaires (organismes publics et autorités compétentes au niveau national, législateur).
Le but du législateur européen a été la mise en place d'un cadre législatif pour la gestion des prestations de services transfrontalières. Afin d'éviter le dumping social et la distorsion de la concurrence (pour les prestataires de services nationaux) et afin de créer un "terrain de jeu" équitable pour tous les prestataires de services, une politique de prévention des fraudes et des pratiques indésirables est nécessaire. Mais, cette politique en est encore à ses balbutiements. Dans certains pays, cette politique a été mise en relation avec (ou même entièrement intégrée dans) la politique d'immigration ou de lutte contre le travail illégal. Ceci ne paraît pas très logique, étant donné le lien étroit qui existe avec le recrutement des travailleurs en général. Le détachement des travailleurs dans le cadre de la prestation de services est devenu de plus en plus souvent (comme l'ont également démontré les études du CLR) un système alternatif de recrutement. Par conséquent, la prévention et l'anticipation doivent être assurées par des outils orientés vers le marché du travail , façonnés et soutenus par les institutions et les organismes qui ont créé le cadre conventionnel et législatif qui régit les relations entre les partenaires sociaux.
La surveillance du processus de détachement et le contrôle de la légalité de la prestation transfrontalière de services par le biais de personnel détaché sont apparus comme des domaines problématiques. Le projet INTEFP a confirmé qu‘il existe des problèmes de conformité, de manque de coopération, notamment dans ce domaine, ainsi que des difficultés rencontrées dans la détection des tentatives de contournement des normes dans le cadre des services transfrontaliers et des failles du système de sanctions actuel. En effet, tous les partenaires font état de leur déception de ne pas voir justement sanctionnées les violations. Ceci impose des obligations au législateur national et européen. Si son application est insuffisante, la législation devient un tigre de papier : une législation impuissante est pire qu'une législation inexistante.


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